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Le domestique nous précéda dans l’escalier et nous fit entrer dans une vaste salle dont les murs étaient tendus de tapisseries flamandes aux vives couleurs, anciennes mais très belles. Les fenêtres donnaient sur un grand cimetière planté d’arbres où deux serviteurs ratissaient les dernières feuilles mortes.

« Le seigneur abbé est en train de quitter son costume de chasse. Il sera à vous tout de suite. » Il nous fit un profond salut et sortit, nous laissant nous chauffer le dos devant le feu.

Le principal meuble de la pièce était un large bureau jonché de papiers et de parchemins. Il y avait un fauteuil rembourré derrière et de simples tabourets devant. Le grand sceau de l’abbaye se trouvait sur un bloc de cire à cacheter, lui-même placé sur un plateau de cuivre, à côté d’une carafe de vin et de plusieurs timbales d’argent. Une bibliothèque couvrait tout le mur derrière le bureau.

« Je ne me doutais pas que les abbés vivaient dans un tel luxe, dit Mark.

— Oh si ! Ils ont leur propre demeure. Jadis, les abbés habitaient au milieu des frères, mais lorsque la Couronne a commencé à lever des impôts sur leur maison, il y a plusieurs siècles, on a trouvé la parade en donnant à l’abbé son propre revenu, légalement distinct. Aujourd’hui, tous les abbés mènent grand train et laissent les prieurs s’occuper de la majeure partie de la gestion quotidienne du monastère.

— Pourquoi le roi ne change-t-il pas la loi afin qu’on puisse faire payer des impôts aux abbés ? »

Je haussai les épaules.

« Jadis, les rois avaient besoin du soutien des abbés à la Chambre des lords. Aujourd’hui… De toute façon, ça n’aura bientôt plus d’importance.

— Par conséquent, c’est cette brute d’Écossais qui assure en fait la gestion quotidienne de l’établissement ? »

Contournant le bureau, j’allai examiner les livres de la bibliothèque. Je remarquai un exemplaire imprimé des statuts anglais.

« C’est une authentique brute, pas vrai ? Il avait l’air de prendre plaisir à maltraiter le novice, dis-je.

— Ce garçon semblait malade.

— Oui. J’aimerais savoir pourquoi on oblige un novice à effectuer des tâches de domestique.

— Je croyais que les moines devaient employer une partie de leur temps à des travaux manuels.

— C’est bien ce que prescrit la règle de saint Benoît. Mais depuis des centaines d’années aucun moine dans une maison de bénédictins ne s’est sali les mains en accomplissant un travail honnête. Les serviteurs se coltinent toutes les corvées. Non seulement la cuisine, le soin des chevaux, mais ils s’occupent du feu, font les lits des moines, les aident parfois à se vêtir, et qui sait à quoi d’autre… »

Je pris le sceau et l’étudiai à la lumière du feu. Il était en acier trempé. Je montrai à Mark l’effigie gravée de saint Donatien portant la toge romaine, penché au-dessus d’un homme gisant sur un panier de bât et dont le bras se tendait vers le saint en un geste de supplication. C’était un joli travail, les plis de la toge étant dessinés avec une grande précision.

« Saint Donatien ramenant le mort à la vie. J’ai lu son histoire avant notre départ dans mon exemplaire de La Vie des saints.

— Il pouvait ressusciter les morts comme le Christ avec Lazare ?

— On raconte que Donatien a aperçu le cadavre d’un homme qu’on transportait jusqu’à sa tombe. Un autre homme vitupérait sa veuve, alléguant que le défunt lui devait de l’argent. Le bienheureux Donatien a enjoint au mort de se lever et de régler ses comptes. Celui-ci s’est alors redressé et a convaincu tous les présents qu’il avait payé sa dette. Puis il s’est allongé, mort à nouveau. L’argent, l’argent, ces gens ne pensent qu’à ça ! »

On entendit des pas dans le vestibule et la porte s’ouvrit pour laisser passer un homme grand et fort, âgé d’une cinquantaine d’années. Sous son habit noir de bénédictin, on apercevait des chausses en velours de laine et des souliers à boucles d’argent. Son visage carré rubicond était doté d’un nez aquilin. Il avait de longs cheveux châtains, et sa tonsure, un minuscule rond rasé, était la plus petite concession possible à la règle de l’ordre. Il s’avança vers nous, un sourire aux lèvres.

« Je suis l’abbé Fabian. » Ses manières étaient celles d’un patricien, mais je perçus un soupçon d’inquiétude dans sa belle voix d’aristocrate. « Bienvenue à Scarnsea. Pax vobiscum.

— Matthew Shardlake, commissaire du vicaire général. » Je ne répondis pas par la formule consacrée, « Et avec vous », car je refusais de me laisser entraîner dans ces momeries en latin.

L’abbé hocha lentement la tête. Ses yeux bleus enfoncés balayèrent de haut en bas mon corps voûté avant de s’écarquiller un tant soit peu lorsqu’il vit que je tenais le sceau entre mes mains.

« Attention, monsieur, je vous prie… Tous les documents légaux doivent être marqués de ce sceau. Il ne sort jamais de cette pièce. Si on veut appliquer strictement la règle, je devrais être le seul à le toucher.

— En tant que commissaire du roi, j’ai accès à tout ce qui se trouve ici, Votre Seigneurie.

— Bien sûr, monsieur, bien sûr. » Son regard suivit mes mains tandis que je reposais le sceau sur son bureau. « Vous devez avoir faim après votre long voyage… Désirez-vous que je commande quelque chose à manger ?

— Merci. Tout à l’heure.

— Je regrette de vous avoir fait attendre, mais j’avais affaire avec le régisseur de notre domaine de Ryeover. Les comptes concernant les moissons sont loin d’être réglés. Un peu de vin, peut-être ?

— Juste une goutte. »

Il m’en versa un peu avant de se tourner vers Mark.

« Puis-je demander qui est ce jeune homme ?

— Mark Poer, mon secrétaire et assistant. »

Il haussa le sourcil.

« Messire Shardlake, nous devons nous entretenir de graves sujets. Puis-je indiquer qu’il vaudrait mieux que nous restions en tête à tête ? Le jeune homme peut aller dans le logement que j’ai fait préparer.

— Je ne suis pas d’accord, Votre Seigneurie. C’est le vicaire général lui-même qui m’a demandé de me faire accompagner par le jeune Poer. Il restera, sauf si je lui dis de s’en aller. Souhaiteriez-vous maintenant voir mon ordre de mission ? »

Mark gratifia l’abbé d’un large sourire.

Celui-ci rougit et courba la tête.

« Comme bon vous semblera. »

Je plaçai le document dans sa main couverte de bagues.

« J’ai parlé à messire Goodhaps », dis-je pendant qu’il rompait le cachet. Ses traits se crispèrent et son nez sembla se redresser comme si l’odeur de Cromwell émanait du document. Je regardai le jardin où les serviteurs brûlaient les feuilles. Un filet de fumée blanche montait dans le ciel gris. La lumière du jour commençait à faiblir.

L’abbé réfléchit quelques instants puis posa l’ordre de mission sur son bureau. Il se pencha en avant, les doigts noués.

« Ce meurtre est l’événement le plus horrible qui se soit passé ici. Cela, et la profanation de l’église. J’en suis… tout bouleversé. »

Je hochai la tête.

« Lord Cromwell est bouleversé, lui aussi. Il ne veut pas que la nouvelle s’ébruite. Vous n’en avez parlé à personne ?

— Nous avons gardé un silence absolu, monsieur. Les moines et les serviteurs savent que, si une seule allusion à ce sujet traverse le mur d’enceinte, ils auront affaire aux services du vicaire général.

— Bien. Assurez-vous, je vous prie, que toute correspondance reçue m’est montrée. Et aucun courrier ne doit sortir d’ici sans mon consentement. Bon, je crois comprendre que la visite du commissaire Singleton n’était pas de votre goût.

— Que dire ? soupira-t-il. Il y a deux semaines j’ai reçu une lettre des bureaux de lord Cromwell m’indiquant qu’il envoyait un commissaire pour discuter de sujets non spécifiés. Lorsque le commissaire Singleton est arrivé, j’ai été stupéfait de l’entendre déclarer qu’il voulait que je donne ce monastère au roi. » Il me fixa droit dans les yeux. Désormais, il y avait dans son regard non seulement de l’inquiétude mais aussi du défi. « Il a insisté sur le fait qu’il souhaitait que la soumission soit volontaire, et il paraissait décidé à me faire céder, passant tour à tour des promesses financières aux menaces vagues concernant des écarts de conduite, accusations dénuées de tout fondement, dois-je préciser. L’‘ instrument de soumission’qu’il voulait me faire signer était exorbitant. Je devais reconnaître que notre existence ici n’avait été qu’un simulacre de vie pieuse, que nous observions de stupides rites romains. » Sa voix prit un ton blessé. « Nos cérémonies suivent à la lettre les injonctions du vicaire général, et tous les moines ont prêté serment et renoncé solennellement à l’autorité du pape.

— Bien sûr. Autrement il y aurait eu des représailles. » Je notai qu’il portait un insigne de pèlerin en bonne place sur son habit. Il avait effectué le pèlerinage du sanctuaire de Notre-Dame à Walsingham. Évidemment, comme le roi par le passé.

Il prit une profonde inspiration.

« Le commissaire Singleton et moi avons eu un certain nombre de discussions tournant autour du fait qu’aucune loi ne permet au vicaire général de nous contraindre, moi et mes moines, à lui remettre les clefs de notre maison. Assertion que messire Goodhaps, expert en droit canon, ne pouvait contredire. »

Je ne lui répondis pas sur ce point car il avait raison.

« Peut-être pourrions-nous passer aux circonstances du meurtre ? dis-je. C’est ce qu’il y a de plus urgent. »

Il opina du chef, la mine grave.

« Il y a quatre jours, durant l’après-midi, le commissaire Singleton et moi avons eu une autre longue et, je le crains, stérile discussion. Je ne l’ai pas revu ce jour-là. Il logeait dans cette maison, mais messire Goodhaps et lui avaient accoutumé de prendre leur dîner séparément. Je me suis couché comme d’habitude. Puis, à cinq heures du matin, j’ai été réveillé par le frère Guy, mon infirmier, qui a fait irruption dans ma chambre. Il m’a annoncé que, s’étant rendu à la cuisine, il avait trouvé le corps du commissaire Singleton gisant dans une grande mare de sang, décapité. » Le visage de l’abbé se tordit de dégoût et il secoua la tête. « Verser le sang sur une terre consacrée est une abomination, monsieur. Et il y a eu ensuite ce qu’on a trouvé dans l’église, près de l’autel, lorsque les moines sont allés assister aux matines. » Il se tut, un profond sillon apparut entre ses sourcils. Je compris qu’il était sincèrement bouleversé.

« C’est-à-dire ?

— Encore du sang. Celui d’un jeune coq noir, posé devant l’autel, la tête tranchée lui aussi. Je crains que nous n’ayons affaire à de la sorcellerie, messire Shardlake.

— Et il vous manque une relique, paraît-il ? »

Il se mordit la lèvre.

« La grande relique de Scarnsea. C’est un objet sacré exceptionnel : la main du bon larron qui a souffert aux côtés du Christ, clouée sur un fragment de sa croix. Le frère Gabriel s’est aperçu de sa disparition un peu plus tard ce matin-là.

— Je crois comprendre qu’elle possède une grande valeur marchande. Il s’agit d’un reliquaire en or incrusté d’émeraudes, n’est-ce pas ?

— En effet. Mais je me préoccupe davantage de son contenu. L’idée qu’un objet possédant un tel pouvoir sacré puisse tomber entre les mains d’une sorcière…

— La décapitation du commissaire du roi n’est pas due à un acte de sorcellerie.

— Certains des frères n’en sont pas si sûrs. Il n’y a aucun instrument dans la cuisine qui puisse servir à trancher la tête d’un homme. Ce n’est guère facile à faire… »

Je me penchai en avant, plaçant une main sur mon genou. Je cherchais à soulager mon dos, mais on aurait dit un geste de défi.

« Vos relations avec le commissaire Singleton n’étaient pas bonnes. Vous dites qu’il avait accoutumé de dîner dans sa chambre ? »

L’abbé Fabian ouvrit les bras.

« En tant qu’émissaire du vicaire général, on l’a traité avec la plus extrême courtoisie. C’est lui qui a préféré ne pas partager ma table. Mais, je vous en prie, poursuivit-il en élevant un rien la voix, permettez-moi de répéter que sa mort est une abomination et me fait horreur. D’ailleurs, j’aimerais donner à sa malheureuse dépouille une sépulture chrétienne. Sa présence prolongée ici met mes moines mal à l’aise, car ils craignent son fantôme. Mais messire Goodhaps a insisté pour qu’on garde le corps afin qu’il puisse être examiné.

— Avec raison. Ma première tâche consistera à procéder à cet examen. »

Il me fixa attentivement.

« Allez-vous enquêter sur ce crime tout seul, sans la collaboration des autorités civiles ?

— Oui. Et le plus vite possible. Mais je compte sur votre aide et votre totale coopération.

— Cela va de soi ! s’écria-t-il en écartant largement les bras. Mais, franchement, je ne sais par où vous pourriez commencer. Cela me semble une tâche impossible pour un homme seul. Surtout si, comme j’en suis sûr, le coupable venait de la ville.

— Pourquoi donc ? On m’a affirmé que le gardien avait rencontré le commissaire Singleton durant la nuit, lequel lui a annoncé qu’il avait rendez-vous avec l’un des moines. Et on me dit qu’il faut une clef pour ouvrir la porte de la cuisine. »

Il se pencha en avant, l’air grave.

« Monsieur, nous sommes dans une maison de Dieu, consacrée à l’adoration de Jésus-Christ. » Il courba la tête en mentionnant le nom de Notre-Seigneur. « Depuis quatre siècles qu’elle existe, rien de tel ne s’est jamais produit. Mais il est possible que, venant du monde de pécheurs qui l’entoure, quelque dément, ou, pis, quelque adepte de sorcellerie ait pénétré à l’intérieur, dans l’intention de se livrer à une profanation. La violation de l’autel me paraît indiquer sans conteste cette éventualité. Je pense que le commissaire Singleton a surpris l’intrus – ou les intrus – sur le point de commettre son forfait. Quant à la clef, le commissaire en possédait une. Il l’avait demandée au prieur Mortimus cet après-midi-là.

— Je vois. Avez-vous une idée de la personne qu’il devait rencontrer ?

— J’aimerais bien. Mais ce renseignement a disparu avec lui. Je ne sais pas, monsieur, quels hommes violents ont pu se trouver dans la ville récemment, mais ce ne sont pas les vauriens qui manquent. La moitié de la population est impliquée dans l’exportation illégale de laine vers la France.

— J’évoquerai la question quand je rendrai visite au juge de la ville, messire Copynger.

— Va-t-il participer à l’enquête ? » Les yeux de l’abbé s’étrécirent. Il était évident que la perspective ne l’enchantait guère.

« Lui seul et personne d’autre. Dites-moi, depuis combien de temps êtes-vous l’abbé de ce monastère ?

— Quatorze ans. Quatorze années paisibles, jusqu’à ce jour.

— Mais quelques difficultés ont surgi il y a deux ans, n’est-il pas vrai ? L’inspection ? »

Il rougit.

« Oui. Il y avait eu un certain… relâchement. L’ancien prieur… De la dépravation… Ce genre de pratiques existe dans les maisons les plus pieuses.

— Des mœurs dépravées et des pratiques illégales.

— L’ancien prieur a été révoqué et défroqué. Le prieur est, bien entendu, responsable, sous mon égide, de la discipline et de la bonne conduite des moines. C’était un méchant homme rusé et vicieux qui cachait bien son jeu. Mais aujourd’hui, le prieur Mortimus applique une sainte discipline. Le commissaire Singleton ne l’a pas nié. »

J’opinai du chef.

« En ce moment il y a ici soixante serviteurs ?

— Nous avons un grand ensemble de bâtiments à entretenir.

— Et environ trente moines, c’est cela ?

— Je ne peux pas croire, monsieur, que l’un de mes serviteurs, sans parler d’un moine qui se consacre au service de Dieu, ait pu commettre une telle action.

— Au début de l’enquête, tout le monde est suspect. Après tout, le commissaire Singleton se trouvait ici pour négocier la soumission du monastère. Et, malgré la générosité des pensions gracieusement offertes par Sa Majesté, j’imagine qu’il est possible que certains n’envisagent pas de gaieté de cœur la fin de leur vie en ces lieux.

— Les moines n’ont pas été mis au courant de ses desseins. Ils savent seulement que le commissaire était un émissaire du vicaire général. J’ai demandé au prieur Mortimus de faire courir le bruit qu’il existait un litige à propos de l’un des domaines. Sur la demande expresse du commissaire Singleton. Seuls mes moines de rang supérieur, les obédienciers principaux, connaissaient le but de sa visite.

— Qui sont-ils exactement ?

— Outre le prieur Mortimus, il y a le frère Gabriel, le sacristain et maître de chapelle, le frère Edwig, notre économe, ainsi que le frère Guy. Ce sont les plus anciens, et ils demeurent ici depuis de nombreuses années, hormis le frère Guy qui nous a rejoints l’année dernière. Depuis le meurtre, toutes sortes de rumeurs ont circulé sur la cause de la venue du commissaire, mais j’ai continué à invoquer la contestation du titre de propriété.

— Très bien. Nous allons nous en tenir à ce prétexte pour le moment. Même s’il est possible que je revienne sur la question de la soumission. »

L’abbé observa un silence puis reprit, en pesant chacun de ses mots :

« Malgré les terribles circonstances présentes, monsieur, je tiens à défendre mes droits. La loi sur la dissolution des maisons de moindre importance a souligné que l’ordre régnait dans les grands monastères. Il n’y a aucune base juridique pour exiger la dissolution, sauf si la maison s’est rendue coupable d’une grave infraction aux injonctions royales, ce qui n’est pas notre cas. Je ne vois pas pourquoi le vicaire général exigerait la confiscation de ce monastère. J’ai entendu dire qu’on demande à d’autres de se soumettre, mais je dois vous déclarer, comme je l’avais indiqué à messire Singleton, que je me place sous la protection de la loi. » Il s’appuya au dossier de son siège, le visage empourpré et les dents serrées, acculé mais prêt à relever le défi.

« Je vois que vous possédez les statuts qui régissent le pays, dis-je.

— J’ai étudié le droit à Cambridge, il y a bien longtemps. Vous êtes juriste, monsieur. Vous savez par conséquent que le respect de la loi constitue la pierre angulaire de la société.

— Soit. Mais les lois changent. De nouvelles lois ont été votées qui seront suivies par d’autres. »

Il fixa sur moi un regard atone. Il savait aussi bien que moi qu’il n’y aurait plus de loi sur la dissolution forcée des monastères tant que des troubles agiteraient le pays.

Je rompis le silence.

« Bon. Maintenant, Votre Seigneurie, je vous serais reconnaissant de me faire conduire auprès du corps du malheureux Singleton, qui, comme vous l’avez signalé, aurait déjà dû recevoir une sépulture chrétienne. Je souhaiterais, d’autre part, que quelqu’un me fasse visiter le monastère, mais peut-être vaudrait-il mieux attendre demain. La nuit tombe.

— Certainement. Le corps se trouve dans un lieu qui, vous en conviendrez sans doute, est à la fois sûr et approprié, sous la garde de l’infirmier. Je vais vous faire conduire jusqu’à lui. Permettez-moi de vous affirmer avec force que, même si votre mission me paraît impossible, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

— Merci.

— J’ai fait préparer en haut l’une des chambres pour les hôtes de passage.

— Je vous en remercie, mais je crois que je préférerais me trouver plus près du lieu de l’action. L’infirmerie dispose-t-elle de chambres pour les visiteurs ?

— Eh bien ! oui… Mais ne serait-il pas plus normal que le représentant du roi logeât chez l’abbé ?

— L’infirmerie me conviendrait mieux, répliquai-je d’un ton ferme. Et il me faudra un trousseau de clefs complet pour tous les bâtiments du monastère. »

Il sourit d’un air incrédule.

« Avez-vous la moindre idée du nombre de portes et de clefs qu’il y a ici ?

— Oh ! un très grand nombre, à n’en pas douter. Mais il doit bien y avoir plusieurs trousseaux complets.

— J’en possède un. Tout comme le prieur et le portier. Mais ils sont constamment utilisés tous les trois.

— Il faudra m’en fournir un, Votre Seigneurie. Faites ce qu’il faut à cet effet. » Je me levai, réfrénant un cri à cause d’un brusque élancement dans le dos. Mark me suivit. L’abbé Fabian avait l’air complètement déconfit lorsqu’il se leva lui aussi et lissa les plis de son habit. « Je vais vous faire conduire à l’infirmerie. »

Nous le suivîmes dans le vestibule. Il s’inclina puis s’éloigna d’un pas très vif.

« Va-t-il vous donner les clefs ? demanda Mark.

— Oh ! je pense que oui. Il a peur de Cromwell. Mordieu ! il connaît la loi. S’il est de basse extraction, comme l’affirme Goodhaps, être abbé de ce magnifique monastère doit beaucoup compter pour lui.

— Il a l’accent d’un gentilhomme.

— On peut se forger un accent. Nombreux sont ceux qui ne ménagent pas leur peine pour y parvenir. Celui de lord Cromwell ne porte plus guère la trace de Putney. Et le tien ne sent pas la ferme, d’ailleurs.

— Il n’a guère apprécié qu’on ne loge pas chez lui.

C’est vrai, et le vieux Goodhaps sera déçu. Mais je n’y peux rien. Je ne veux pas être isolé ici, sous l’œil de l’abbé. Il me faut être près du saint des saints. »

**

Le prieur Mortimus apparut quelques minutes plus tard, chargé d’un volumineux trousseau de clefs attachées par un anneau. Il y en avait une bonne trentaine, certaines énormes et décorées, datant de plusieurs siècles. Il me les tendit, un sourire pincé sur les lèvres.

« Je vous prie de ne pas les perdre, monsieur. C’est le seul trousseau de rechange que nous possédions. »

Je le passai à Mark.

« Peux-tu les garder, s’il te plaît ? Il y avait donc bien un trousseau de rechange ? »

Le prieur se garda de répondre sur ce point.

« On m’a demandé de vous accompagner à l’infirmerie. Le frère Guy vous attend. »

Nous sortîmes de la maison avec lui, repassant devant les ateliers aux portes et aux volets clos désormais, car la nuit était tombée. C’était une nuit sans lune et il faisait plus froid que jamais. Vu ma fatigue, j’avais la sensation que le froid glacial me pénétrait jusqu’à la moelle des os. Nous passâmes devant l’église, où l’on chantait des hymnes. Il s’agissait de belles polyphonies très travaillées, accompagnées par de la musique d’orgue. Cela n’avait rien à voir avec les gazouillements peu mélodieux que j’avais jadis entendus à Lichfield.

« Qui est votre préchantre ? demandai-je.

— Le frère Gabriel, notre sacristain, qui est aussi maître de chapelle. C’est un homme doué de nombreux talents. » Je perçus une note d’ironie dans le ton du prieur.

« N’est-il pas un peu tard pour les vêpres ?

— Un tout petit peu. C’était hier le jour des morts et les moines ont passé toute la journée à l’église.

— Partout les monastères suivent leur propre emploi du temps, fis-je en secouant la tête, et il est toujours moins strict que celui établi par saint Benoît. »

Il opina du chef, la mine grave.

« Et lord Cromwell a raison de stipuler qu’on doit contraindre les moines à observer les règles. Quant à moi, je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour les y obliger. »

Nous longeâmes le mur du cloître délimitant la résidence des moines puis entrâmes dans le grand jardin de plantes aromatiques que j’avais remarqué plus tôt. Vue de près, l’infirmerie était plus vaste que je ne l’avais imaginé. Le prieur tourna le loquet métallique de la solide porte et nous le suivîmes à l’intérieur du bâtiment.

La longue salle de l’infirmerie s’étendait sous nos yeux, une rangée de lits de chaque côté, très espacés les uns des autres et vides pour la plupart, ce qui me rappela que les bénédictins étaient désormais fort réduits en nombre. Ils n’auraient eu besoin d’une si vaste infirmerie qu’à l’époque où l’ordre comptait le plus de moines, avant la Grande Peste. Seuls trois lits étaient occupés, par des vieillards en chemise de nuit. Dans le premier était assis un gros moine rubicond en train de manger des fruits secs. Il nous dévisagea avec curiosité. L’homme qui se trouvait dans le suivant ne se tourna pas vers nous et je compris qu’il était aveugle, les yeux d’un blanc laiteux à cause de la cataracte. Dans le troisième, un très vieil homme, dont le visage n’était plus qu’un amas de rides, marmonnait, à demi conscient. Une personne portant une coiffe blanche et une robe bleue de serviteur se penchait au-dessus de lui et essuyait doucement son front avec un linge. À ma grande surprise, je m’aperçus qu’il s’agissait d’une femme.

À l’autre bout de la salle, assis autour d’une table près du petit autel, le bras bandé après avoir subi une saignée, six moines jouaient aux cartes. Ils levèrent vers nous un regard soupçonneux. La femme se retourna et je vis qu’elle était jeune, âgée seulement d’une vingtaine d’années. Grande, elle avait un beau corps robuste, un visage carré aux traits bien dessinés, des pommettes saillantes. Sans être jolie, elle possédait un physique remarquable. Elle s’avança vers nous, nous scrutant de ses yeux intelligents bleu foncé, avant de baisser le regard d’un air soumis au dernier moment.

« Voici le commissaire du roi venu voir le frère Guy, annonça le prieur d’un ton péremptoire. Ces messieurs devant loger ici, il faut leur préparer une chambre. » Ils échangèrent un bref regard hostile, puis elle hocha la tête et fit la révérence.

« Très bien, mon frère. »

Elle s’éloigna et disparut par une porte située près de l’autel. Elle marchait d’un pas tranquille et assuré, très différent de celui, habituellement vif et pressé, d’une jeune servante.

« Une femme à l’intérieur d’un monastère, dis-je, c’est contraire aux injonctions.

— Comme beaucoup d’autres monastères, nous avons une dispense nous permettant d’employer des femmes pour aider à l’infirmerie. La douce main d’une femme connaissant la médecine… Même si je ne pense guère que la main de cette malapprise soit bien douce. Elle se prend pour ce qu’elle n’est pas et l’infirmier la traite avec trop d’égards.

— Le frère Guy…

— Le frère Guy de Malton… De Malton, mais pas originaire de Malton, comme vous vous en apercevrez. »

La servante revint.

« Je vais vous conduire au dispensaire, messieurs. » Elle parlait avec l’accent de la région. Sa voix était douce et voilée.

« Je vous salue, par conséquent. » Le prieur s’inclina et repartit.

La jeune fille examinait le costume de Mark. Il avait mis ses plus beaux habits pour le voyage. Sous son manteau doublé de fourrure, il portait une veste bleue couvrant une tunique jaune au-dessous de laquelle pointait sa braguette. Les yeux de la fille remontèrent vers le visage. Beaucoup de femmes regardaient Mark, mais l’expression de celle-ci était différente. Je perçus une tristesse inattendue dans ses yeux. Mark lui décocha un charmant sourire qui la fit rougir. J’esquissai un geste de la main.

« Montrez-nous le chemin, je vous prie. »

Nous la suivîmes le long d’un étroit couloir sombre où s’ouvraient plusieurs portes. Par l’une d’elles, restée ouverte, j’aperçus un autre vieux moine assis dans son lit.

« C’est vous, Alice ? demanda-t-il d’un ton grincheux au moment où nous passions devant sa chambre.

— Oui, frère Paul, répondit-elle avec douceur. Je m’occupe de vous dans un instant.

— Les tremblements ont repris.

— Je vais vous apporter du vin chaud. »

Il sourit, rassuré, et la jeune fille poursuivit son chemin, avant de s’arrêter devant une autre porte.

« Messieurs, voici le dispensaire du frère Guy. »

Mes chausses frôlèrent un des brocs de grès posés devant la pièce. À mon grand étonnement, il était chaud et je me penchai pour le voir de plus près. Les divers brocs étaient pleins d’un liquide noir et épais. Je humai ce liquide puis me redressai aussitôt en regardant la jeune fille avec stupéfaction.

« Qu’est-ce donc ?

— Du sang, monsieur. Du sang seulement. L’infirmier fait la saignée d’hiver aux moines. Nous gardons le sang. Ça facilite la pousse de nos plantes médicinales.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de pratique. Je croyais que les moines n’avaient pas le droit de verser le sang sous quelque forme que ce soit, même les infirmiers. N’avez-vous pas recours aux services d’un barbier-chirurgien pour faire les saignées ?

— En tant que médecin diplômé, le frère Guy y est autorisé, monsieur. Il affirme que dans son pays conserver le sang est une pratique assez fréquente. Il vous prie de l’attendre quelques minutes, car ayant tout juste commencé à saigner le frère Timothy il doit surveiller l’opération.

— Très bien. Merci. Vous vous appelez Alice ?

— Alice Fewterer, monsieur.

— Eh bien ! Alice, dites à votre maître que nous allons l’attendre. Nous ne voudrions pas que son patient soit saigné à blanc. »

Elle fit une révérence et s’éloigna, ses talons de bois claquant sur les dalles de pierre.

« C’est une fille bien faite, dit Mark.

— En effet. Étrange travail pour une femme… J’ai l’impression que ta braguette l’a amusée, ce qui n’est guère étonnant.

— Je n’aime pas les saignées, fit-il, changeant de sujet. La seule fois où j’en ai subi une, je suis resté pendant des jours aussi faible qu’un chaton. Mais il paraît que ça équilibre les humeurs.

— Dieu m’a donné une humeur mélancolique et je ne pense pas qu’une saignée pourrait changer ce fait. Bon, voyons ce que nous avons là… » Je détachai de ma ceinture l’énorme trousseau de clefs, les examinant à la lueur d’une lanterne accrochée au mur jusqu’à ce que j’en trouve une marquée « Inf. » Je l’essayai et la porte pivota sur ses gonds.

« Ne devrions-nous pas attendre, monsieur ? demanda Mark.

— Nous n’avons pas de temps à perdre en politesses. » Je pris la lanterne du mur. « Ne laissons pas passer cette chance d’apprendre quelque chose sur l’homme qui a découvert le corps. »

Blanchie à la chaux et très bien tenue, la petite pièce fleurait bon les plantes aromatiques. Une couche pour les malades était recouverte d’un drap blanc immaculé. Des bouquets d’herbes médicinales étaient suspendus à des crochets à côté de scalpels de chirurgien. Sur un mur se trouvait une carte astrologique détaillée, tandis que sur le mur opposé était fixée une grande croix en bois sombre, de style espagnol, le sang dégouttant des cinq plaies d’un Christ couleur d’albâtre. Sur le bureau de l’infirmier, placé sous une haute fenêtre, s’entassaient des feuillets, en petites piles impeccables, de jolies pierres servant de presse-papiers. Y jetant un coup d’œil, je vis qu’il s’agissait de notes concernant des prescriptions et des diagnostics rédigés en anglais et en latin.

Je longeai les étagères, regardant les pots et les flacons aux étiquettes soigneusement libellées en latin. Soulevant le couvercle d’un grand récipient, je découvris les sangsues, petites bêtes noires et gluantes qui se tortillaient, éblouies par la soudaine lumière. Tout était comme prévu : des soucis séchés contre la fièvre, du vinaigre pour les coupures profondes, des souris réduites en poudre pour les maux d’oreilles.

À l’extrémité de l’étagère du haut, il y avait trois ouvrages. L’un était un livre imprimé de Galien, un deuxième de Paracelse, les deux en français ; le troisième, à la couverture de cuir merveilleusement décorée, était écrit à la main en caractères étranges aux courbes effilées.

« Mark, regarde ceci. »

Il contempla le livre par-dessus mon épaule.

« Quelque code médical ?

— Je n’en sais rien. »

J’avais gardé l’oreille aux écoutes, mais, n’ayant encore perçu aucun bruit de pas, je sursautai en entendant une toux discrète derrière mon dos.

« Je vous en prie, monsieur, gardez-vous de faire tomber ce livre, dit une voix à l’étrange accent. Il a beaucoup de valeur pour moi, sinon pour d’autres. Il s’agit d’un ouvrage de médecine arabe, et il ne se trouve pas sur la liste royale des livres interdits. »

Nous nous retournâmes brusquement. Un moine de haute taille, âgé d’une cinquantaine d’années, doté d’un visage mince et austère aux yeux enfoncés, nous regardait d’un air serein. À ma grande surprise, sa peau avait la couleur d’une latte de chêne. J’avais de temps en temps vu à Londres, près des quais, des hommes au teint bistré, mais aucun d’entre eux n’avait jamais plongé son regard dans le mien.

« Je vous serais très reconnaissant de me donner ce livre, dit-il de sa voix douce et zézayante, au ton à la fois ferme et déférent. C’est un présent du dernier émir de Grenade à mon père. »

Je le lui rendis et il s’inclina avec grâce.

« Vous êtes messire Shardlake et maître Poer ?

— En effet. Et vous le frère Guy de Malton ?

— C’est cela. Vous possédez la clef de mon bureau ? Normalement, seule Alice, mon assistante, entre dans cette pièce en mon absence, de crainte que quelqu’un ne touche à ces herbes et à ces potions. Une erreur dans le dosage de certaines de ces poudres pourrait être mortelle, voyez-vous. » Il parcourut du regard les étagères. Je sentis le rouge me monter au front.

« J’ai pris soin de ne rien toucher, monsieur. »

Il inclina le buste.

« Fort bien. Et en quoi puis-je aider l’émissaire de Sa Majesté ?

— Nous aimerions loger ici. Avez-vous des chambres pour les hôtes de passage ?

— Bien sûr. Alice est en train d’en préparer une. Mais la plupart des chambres ouvrant sur ce couloir sont occupées par des moines âgés. On a souvent besoin de les soigner durant la nuit et vous risquez d’être dérangés. En général, les visiteurs préfèrent habiter chez l’abbé.

— Nous aimerions mieux demeurer ici.

— À votre aise… Puis-je vous aider autrement ? » Son ton était tout à fait respectueux mais, pour une raison ou une autre, ses questions me donnaient le sentiment d’être un patient stupide à qui on demande d’énumérer ses symptômes. Malgré son aspect étrange, l’homme avait beaucoup d’autorité.

« Je crois comprendre que vous avez la charge du corps du défunt commissaire ?

— C’est bien ça. Il se trouve dans une crypte du cimetière laïque.

— Nous aimerions le voir.

— Bien sûr. Entre-temps peut-être désirez-vous vous laver et vous reposer après votre long voyage. Allez-vous dîner avec l’abbé plus tard ?

— Non. Je pense que nous allons dîner au réfectoire avec les moines. Mais je crois que nous allons d’abord prendre une heure de repos. À propos de ce livre…, ajoutai-je, êtes-vous maure de naissance ?

— Je suis de Málaga, aujourd’hui en Castille, mais à l’époque où je suis né cette ville faisait partie de l’émirat de Grenade. Quand Grenade a été vaincue par l’Espagne, en 1492, mes parents se sont convertis au christianisme, mais la vie n’a pas été facile. Nous avons fini par nous rendre en France. Nous avons trouvé que la vie était plus aisée à Louvain, ville cosmopolite. Leur langue était l’arabe, bien entendu. » Il sourit avec douceur mais ses yeux noirs comme le charbon restaient perçants.

« Vous avez étudié la médecine à Louvain ? » J’étais étonné car c’était l’école la plus prestigieuse d’Europe. « Nul doute que vous devriez être attaché à la cour d’un grand seigneur ou d’un roi et non pas exercer dans un monastère perdu.

— Certes, mais en tant que Maure espagnol, je souffre de certains désavantages. Durant ces dernières années, j’ai virevolté de poste en poste en France et en Angleterre, telle l’une des balles de jeu de paume de votre roi Henri. » Il fit un nouveau sourire. « J’ai passé cinq ans à Malton dans le Yorkshire et j’ai gardé le nom quand je suis arrivé ici, il y a deux ans. Et s’il faut en croire la rumeur il se peut que je me retrouve bientôt une fois de plus sur les routes. »

Je me rappelai que c’était l’un des obédienciers supérieurs au courant de la réelle mission de Singleton. Comme je gardais le silence il hocha la tête d’un air pensif.

« Bien. Je vais vous conduire à votre chambre et je reviendrai vous chercher dans une heure pour que vous examiniez le corps du commissaire Singleton. Il faut enterrer chrétiennement ce malheureux. » Il se signa en soupirant. « L’âme d’un homme assassiné aura assez de mal à trouver le repos, puisqu’il n’a pu se confesser ni recevoir les derniers sacrements avant sa mort. Que Dieu fasse qu’aucun de nous ne connaisse un tel sort ! »